Culture : qu’est-ce que la vision d’Emile Durkheim sur ce concept sociologique ?

Des règles collectives s’imposent parfois à l’individu sans même qu’il en ait conscience. Dans ce cadre, certaines pratiques ou croyances semblent aller de soi, alors qu’elles résultent d’une construction sociale.

L’œuvre d’Émile Durkheim bouleverse la manière d’appréhender ces phénomènes. Par la rigueur de ses méthodes et la précision de ses concepts, il pose un cadre inédit pour étudier les faits sociaux et leur influence sur les comportements humains. Ses analyses invitent à observer la société comme une réalité structurée, autonome face aux volontés individuelles.

Pourquoi Émile Durkheim occupe une place centrale dans la sociologie moderne

Durkheim n’est pas seulement un nom dans les manuels : il marque un tournant, celui où la sociologie française s’émancipe, s’affirme et s’outille. Là où Auguste Comte lance le mouvement, Durkheim va plus loin : il introduit une discipline exigeante, débarrassée des spéculations abstraites. Fondateur de la revue Sciences sociales, il ancre la sociologie dans le réel, dans l’étude concrète et systématique des faits humains. À la charnière du XIXe et du XXe siècle, il transforme l’approche des sociétés en imposant une méthode et une langue commune aux chercheurs.

Pour saisir ce legs, plusieurs piliers se dégagent :

  • L’analyse des faits sociaux : Pour Durkheim, les faits sociaux s’imposent à nous, extérieurs à nos volontés, dotés d’une force qui modèle nos pratiques. Il ne s’agit plus de voir la société comme une addition d’individus, mais comme un ensemble qui agit, contraint, oriente.
  • L’invention de concepts opératoires : division du travail social, solidarité mécanique et organique, anomie… Ces notions, forgées par Durkheim, donnent aux sciences sociales un vocabulaire précis pour décrire la réalité sociale dans toute sa complexité.
  • Un héritage intellectuel durable : De Marcel Mauss à Maurice Halbwachs, de Claude Lévi-Strauss à Pierre Bourdieu, l’influence de Durkheim est partout. La rigueur de sa méthode, l’ambition de ses analyses, traversent les générations et redéfinissent la manière d’étudier le lien social.

La sociologie durkheimienne irrigue encore aujourd’hui la recherche, en France et bien au-delà. Norbert Elias, Bruno Latour, Pierre Bourdieu, tous dialoguent, prolongent ou questionnent ce socle fondateur. Le social durkheimien ne se dissout jamais dans l’anecdote : il propose une lecture structurante, où la société possède une consistance qui dépasse la simple somme des vies individuelles.

Comment Durkheim définit-il la culture et le fait social ?

Impossible de réduire la culture à un catalogue figé chez Durkheim. Sa conception est dynamique : la culture se fabrique dans la vie collective, elle s’incarne dans les faits sociaux qui organisent la vie commune. Elle se manifeste dans les institutions, les lois, la morale, la religion, mais aussi dans les rituels, les usages, les habitudes, les symboles partagés. L’individu hérite de ce tissu, le fait sien, puis le transmet à son tour.

Ce qui frappe chez Durkheim, c’est la force de la notion de fait social. Il écrit : « consiste en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel elles s’imposent ». Concrètement, la morale, la langue, le droit, les croyances religieuses sont de véritables faits sociaux. Ils préexistent à chaque naissance, survivent à chaque disparition, et exercent sur tous une pression silencieuse, mais redoutablement efficace.

Dans cette optique, la culture ne relève en rien du for intérieur. Elle agit comme un fait social total : elle relie, ordonne, structure, parfois divise. À travers Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim montre que la religion cristallise les représentations collectives et incarne la puissance du lien social qui rythme l’existence collective. Difficile de dissocier la culture du tissu social : elle porte la marque de la société, modèle les comportements, les esprits, jusqu’au plus intime.

Les méthodes d’analyse de Durkheim : observer la société comme un laboratoire

Durkheim révolutionne la manière d’étudier la société en imposant la méthode sociologique comme cap. Pour lui, il faut se méfier des évidences, mettre à distance les préjugés, et observer la société avec la rigueur d’un scientifique. Cette exigence, exposée dans ses règles de la méthode sociologique (1895), brise le confort des idées reçues : seuls les faits comptent, jamais les impressions.

La statistique occupe une place clé dans ses travaux. Prenons l’étude du suicide : Durkheim mobilise des chiffres, compare des populations, observe les variations selon les sociétés, les croyances ou les époques. Il démontre ainsi que le suicide, loin d’être un acte isolé, répond à des lois sociales décelables dans les taux. Le comparatisme devient alors un outil décisif pour saisir ce qui distingue ou rapproche les sociétés.

Sa démarche s’organise en trois étapes précises :

  • définir le fait social avec exactitude,
  • enquêter sur ses causes hors de la sphère individuelle,
  • analyser ses fonctions et effets sur l’ensemble social.

La division du travail social sert de terrain d’application. Durkheim y observe comment la spécialisation des rôles transforme la solidarité, crée des tensions, mais aussi de nouvelles formes de cohésion ou de dérèglement (anomie). Grâce à cette rigueur, la sociologie acquiert le statut d’une science sociale à part entière, capable de mettre au jour les mécanismes qui traversent et organisent la vie collective.

Jeunes adultes discutant en cercle dans un parc urbain

Comprendre l’héritage de Durkheim : quelles influences sur la pensée contemporaine ?

L’influence de Durkheim ne s’arrête pas à ses livres : elle irrigue la sociologie jusqu’à aujourd’hui. Sa typologie du suicide, égoïste, altruiste, fataliste, anomique, continue de structurer l’analyse des manières dont les individus affrontent la société. Ces catégories, issues d’observations concrètes, alimentent la réflexion sur la fragilité ou la recomposition des liens sociaux. Le concept d’anomie, en particulier, éclaire la perte de repères et de normes dans les sociétés modernes, où la division du travail peut laisser l’individu désorienté.

Pierre Bourdieu, héritier et critique, s’appuie sur la notion de fait social pour élaborer ses propres concepts, champ, habitus, capital culturel. La tension entre l’individu et le collectif, entre autonomie et contrainte, traverse ses analyses des espaces sociaux. Marcel Mauss, neveu de Durkheim, amplifie la réflexion en forgeant la notion de fait social total, qui relie économie, religion, droit et politique dans une dynamique d’échanges.

Claude Lévi-Strauss, autre figure incontournable, reprend la rigueur de Durkheim pour interroger les structures, les rituels, les systèmes de croyances. La culture, saisie comme un ensemble de représentations collectives, prolonge la réflexion sur la place des formes symboliques dans la cohésion sociale.

Du Paris de la Belle Époque aux grandes écoles de pensée contemporaine, la trajectoire de Durkheim façonne un héritage vivant. Norbert Elias, Bruno Latour, et d’autres, poursuivent le dialogue : tous scrutent la capacité des faits sociaux à façonner nos existences, à traverser les crises, les mutations, les recompositions du monde. Les outils forgés par Durkheim n’ont pas fini de révéler ce qui fait tenir la société debout.

Articles populaires